« Anaxagore et Empédocle disent que (les plantes) sont mues par le désir, et affirment encore qu’elles sont douées de sensibilité et connaissent la tristesse et la joie. »
Pseudo-Aristote, Des plantes, I, 1, 815 a 15, in Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 669.
A Jérôme, Sunyoung et Francisco
Les 28 dessins présentés lors de l’exposition à la Sociedade Nacional de Belas Artes, à Lisbonne, en juin 2020, ont été effectués dans le cadre de deux résidences au Centre d’investigation artistique Hangar, dans cette même ville, en août 2018 et en juin-juillet 2019.
Réalisés au fusain sur de la toile de coton, ils mesurent environ 150 x 80 cm chacun.
Certains peuvent également contenir des pigments d’oxyde de zinc mélangés à un liant acrylique.
Leurs proportions, définies par les dimensions de la table sur laquelle je travaillais, font référence à celles du corps humain.
Suspendus à la verticale sur les murs de l’espace d’exposition, ils se présentent dans une sorte de face à face avec le spectateur, à l’intérieur d’un dispositif en miroir.
Ce qui m’a touchée à Lisbonne en 2018, ce sont des arbres* rencontrés une quinzaine d’années auparavant au Brésil, alors que j’avais reçu une bourse d’études dans le cadre de ma thèse de doctorat pour me rendre à l’Ecole des Beaux-Arts de Belo Horizonte (Etat de Minas Gerais).
Photographiés au Jardim da Estrela ou à la Praça do Principe Real, ils ponctuent nos parcours dans la ville et motivent nos promenades.
Ce souvenir réactivé du Brésil a entraîné un déploiement de gestes dans l’espace dont les dessins portent la trace.
Réalisés sur un support préalablement humidifié, ils sont en partie absorbés par la toile qui exprime le fusain qu’elle rejette comme un résidu en surface.
Réagissant à la manière d’une peau qui révèle ce qu’elle cache ou protège, dans un mouvement de reflux, comme le sang qui teinte le visage, la toile porte l’empreinte du passage de la matière qui la traverse : l’eau ou le bois calciné (fusain).
Résidu de l’arbre lui-même, associé au feu, le fusain épouse les méandres de ses replis et en souligne le caractère organique : ce faisant, il suit le fil de ses métamorphoses.
Travaillés sur des toiles superposées, arrachées successivement afin de les séparer, comme autant de strates à l’épaisseur du temps, les dessins s’accordent au souvenir de l’expérience de la traversée de la ville et de la rencontre des arbres, à Lisbonne mais aussi au Brésil.
Ce mouvement rétrospectif réactive une mémoire enfouie qui ne nous appartient pas en propre, mais qui nous traverse et nous ouvre à une possibilité d’avenir.
Il s’accompagne d’un feuilletage de plans nous permettant de travailler dans l’épaisseur de l’image, de manière à venir fouiller ce qui se trouve toujours au-dessous, au revers de l’image, dans l’ombre de la toile elle-même que l’on soulève dans un geste d’arrachement.
Ce moment de rupture s’apparente à une brèche de temps qui s’ouvre, au travers de cet arrachement, à l’expression d’une altérité : à « la noirceur secrète du lait » dirait Paul Valéry.
En faisant apparaître l’autre de l’image, les dessins donnent figure au déploiement du corps de l’artiste au travail et, ce faisant, en tirent une sorte de portrait.
En révélant en négatif l’empreinte de ce corps qui s’absente, se détache de son support (la toile de coton) comme s’il se défaisait de son enveloppe, ils laissent place au vide qu’ils proposent au spectateur d’occuper.
Dans une sorte de face à face, ce dispositif scénographique en miroir renvoie au spectateur le reflet de sa propre image auquel il donne figure.
Christine Enrègle, février 2020
* Ficus Macrophylla.