Claire Brugnon, article, mars 2019

 

Claire Brugnon, 2017-18, L’art à la lumière de l’être

Depuis la Bretagne où elle revient sans cesse, Claire part en voyage à travers le monde.
Les lignes qu’elle trace par ses déplacements s’entremêlent et tissent des filets qui accrochent la lumière des paysages traversés.
Cette lumière changeante au gré des situations provoque des impressions que Claire transpose sur la toile en d’infinies variations de lignes et de couleurs.

Rythmes

Les rythmes qui s’en dégagent donnent le tempo : celui des déplacements du corps dans l’espace, des gestes de la main qui se met au travail, des mouvements du regard qui les accompagnent, scrutant l’infini de l’horizon, se laissant pénétrer par l’immensité d’un espace qui se met à vibrer au diapason du cœur, dont les pulsations traduisent l’élan vital, une impulsion primaire, première, primordiale.

Entre l’éclat de la couleur rouge qui nous saute au visage et qui revient de loin (voyage en Australie), et les bleus des étendues de paysages qui se perdent dans le lointain et se fondent dans la lumière humide de Bretagne, Claire nous invite au voyage, à un va et vient incessant entre l’ici et l’ailleurs qui se combinent au présent à l’aide de lignes qui structurent sa toile : horizons-horizontales, entrecoupées de verticales (déserts australiens) qui forment une grille, une trame, qui se résorbe parfois pour laisser s’échapper des gestes spontanés où s’exprime la matière.

Claire procède par superpositions de couches de peintures qui sont autant de strates de temps sur lesquelles elle revient sans cesse en grattant, en peignant, en découvrant des réserves, faisant remonter les souvenirs à la surface de la toile qu’elle traite en épaisseur, par d’infimes interstices de lumière, de couleur, de matière.
Elle construit méthodiquement une mémoire de l’image qui remonte à un en-deçà de ses propres souvenirs.

Ses toiles s’organisent en séries qui sont autant de séquences que l’on retrouve à l’intérieur même de celles-ci.
Séquences de ciels découpés sur une même toile ou successions d’images qui s’enchainent le temps de leur exécution comme de leur considération, traduisant sa durée, sa permanence, sa prégnance, que soulignent ces moments de rupture : interstices, brèches de temps qui donnent corps à l’image et la mettent en mouvement.

La surface de la toile combinée à l’épaisseur de la matière picturale révélée par ces « lignes de rupture » qui en constituent la trame, traduisent l’étendue d’un paysage dont l’expérience de la traversée nous ramène à un en-deçà de l’image, à sa condition nécessaire : celle, selon Paul Klee, d’un dialogue avec la nature, non plus avec la nature naturante (1), mais avec la nature palpitante pour voir selon le monde et avec lui (2).

Prégnance

Ainsi, l’espace se révèle dans sa profondeur temporelle, dans une durée qui est pensée, plus que mesurée, pour se combiner au futur : « On apprend cette façon particulière de progresser qui consiste à retourner à l’antérieur, d’où procède ce qui est à venir. » (3)
Cette expérience de l’arrière (4), dans le temps et dans l’espace, nous reconduit au commencement de l’image, au lieu de sa cosmogénèse qui s’incarne au présent, dans la vision, et nous conduit vers le « devenir-lieu » de l’image, ce « déjà là mais, pas encore », dans une région intermédiaire entre ciel et terre, eau et atmosphère, visible et invisible.

« Tous les chemins se rencontrent dans l’œil, en un point de jonction d’où ils se convertissent en Forme pour aboutir à la synthèse du regard extérieur et de la vision intérieure. » (5)

La valeur lumineuse de la couleur émane de l’espace de représentation qu’elle dilate et fait basculer dans l’abstraction. Elle s’ouvre sur un vide qui se forme au-devant de l’image. En Chine, le vide ménagé dans la peinture traduit le mystère de la création qui est mouvement, cosmogénèse sur laquelle repose le devenir.
Ainsi, l’artiste parcourt à rebours la création afin d’en retrouver le mouvement originel, sa pulsation.

« (Dans la peinture chinoise) le Vide n’est pas présence inerte (…) il est parcouru par des souffles reliant le monde visible à un monde invisible. (…) (Il) permet le processus d’intériorisation et de transformation par lequel toute chose réalise son même et son autre, et par là, atteint la totalité. » (6)

L’éclat de la couleur au-devant de l’image nous touche à distance, tel un souffle qui nous effleure et que l’on respire. Il nous invite à « marcher dans la couleur » (7), à suivre les pas de Claire dans sa traversée d’espaces indéterminés : déserts ocre rouge (Australie), région entre eau et atmosphère (Bretagne) ou déserts blancs des lacs gelés (mer baltique).

Ces étendues vides sont autant de lieux désertés s’ouvrant sur le « devenir-sensible » de l’image qui se réalise dans cet avènement coloré, entre présence et absence : l’émanation lumineuse de la toile, ici et maintenant, fait écho au lointain des couleurs, à cette expérience passée de la traversée qui s’actualise dans cette plongée vers le pré-temporel, lieu indéterminé de la création dont l’aura constitue l’indice d’une imminente épiphanie.

« C’est pourquoi tant de peintres ont dit que les choses les regardent, et André Marchand après Paul Klee : « (…) Je crois que le peintre doit être transpercé par l’univers et non vouloir le transpercer… J’attends d’être intérieurement submergé, enseveli. Je peins peut-être pour surgir. » » (8)

Les compositions calmes de ses paysages bretons, « où ne prédomine aucune verticale (comme lorsqu’on nage ou plane.) » (9), forment le support visuel de l’évidance (10) : « pan fascinant et insituable, comme évènement organique de la couleur. » (11)
En nul lieu assignable, ces pans de couleurs flottent dans une région indéterminée dans laquelle se rejoue l’avènement de la genèse de l’œuvre en train de se faire.

« Plus loin plonge son regard et plus son horizon s’élargit du présent au passé. Et plus s’imprime en lui, au lieu d’une image finie de la nature, celle – la seule qui importe – de la création comme genèse. » (12)

Blancs

Blanc-lumière, lacs gelés, nappes d’eau salée, déserts blancs…

Les blancs chez Claire ne le sont jamais tout à fait. Ils oscillent entre le rose, l’ocre, le bleu, reflets de l’atmosphère qui les entoure et dont ils donnent la température.
Température d’un blanc impur qui filtre la lumière du lieu d’exposition.
Lumière qui refait surface depuis le fond de la toile qui la réverbère, la difracte, la transforme, la transfigure pour que soit restituée dans l’œil de celui qui regarde une lumière Autre, qui le rend présent à l’image.

Le regard passe au travers de la matière picturale, scrute les interstices qui nous amènent à « entrer dans l’image », à se projeter dans cet espace à la fois sensible et abstrait, de façon à nous immerger dans un environnement lumineux, enveloppant et sonore.
Blanc-murmure qui laisse entendre le crissement du sel ou celui de la glace sous nos pas, le bruissement du vent sur lequel s’ouvre le silence du désert, celui de l’air que l’on respire, impalpable mais tactile.

Les lignes que Claire fait apparaître dans sa peinture sont autant de lignes d’écriture que de partitions. Elles participent à un même fond : celui de la texture de la toile qui se mêle à l’imaginaire du réel et qui fleurit à la surface, comme l’efflorescence du sel à la surface de l’eau.

Scansions, lésions, scarifications, ces lignes participent aux échanges entre le dedans et le dehors, entre le passé et le présent. Dans sa remontée, la couleur qui afflue par capillarité se mélange au blanc qui vire et se teinte d’infinies nuances. Cette transformation du blanc qui devient couleur procède, par mélange, à une transsubstantiation de la matière. Par contact avec l’air qui circule au-devant de la toile, la couleur ranime le paysage comme le souffle de l’haleine se réchauffe au contact du cœur. (13)

« (…) c’est un nouveau type d’être, un être de porosité, de prégnance ou de généralité, et celui devant qui s’ouvre l’horizon y est pris, englobé. Son corps et les lointains participent à une même corporéité ou visibilité en général, qui règne entre eux et lui, et même par-delà l’horizon, en deçà de sa peau, jusqu’au fond de l’être. » (14)

Si Claire superpose d’infimes couches de peinture sur lesquelles elle revient sans cesse par de multiples opérations qui combinent le geste et la vision, le motif de ses toiles tend vers un certain dépouillement de la forme et de la matière absorbée par le support. Cette dématérialisation de la peinture qui se retire de la surface de la toile pour s’y abstraire tend vers sa disparition. Suivant ce processus d’évidement, qui s’apparente à une inspiration, la peinture s’absente d’elle-même et s’ouvre à la reconnaissance par l’Autre de l’image en soi.

Christine Enrègle, mars 2019

In Claire de Chavagnac-Brugnon, A égale distance du souvenir et de l’oubli, peintures, 2017-19,
Publication de l’artiste, Claire Brugnon, Paris, 2019

(1) « Tout d’abord, l’artiste n’accorde pas aux apparences de la nature la même importance contraignante que ses nombreux détracteurs réalistes. Il ne s’y sent pas tellement assujetti, les formes arrêtées ne représentant pas à ses yeux l’essence du processus créateur dans la nature. La nature naturante lui importe davantage que la nature naturée. » Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Ed. Denoël, Coll. Folio Essais, Paris, 1985, p.28.
(2) « Je serais bien en peine de dire où est la tableau que je regarde. Car je ne le regarde pas en son lieu, mon regard erre en lui comme dans les nimbes de l’Etre, je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le vois. » Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Ed. Gallimard, Coll. Folio Essais, Paris, 1964, p.23.
(3) Paul Klee, Op. Cit., p.49.
(4) Auquel Yves Bonnefoy donne le nom « d’arrière-pays » dans lequel « personne n’y marcherait comme sur terre étrangère. » L’auteur cite ici Plotin in Yves Bonnefoy, L’arrière-pays, Ed. Skira, Genève, 1972, Ed. Gallimard, Coll. Poésie, Paris, 1992, p.7.
(5) Paul Klee, Op. Cit., p.46.
(6) François Cheng, Vide et plein, Le langage pictural chinois, Ed. Seuil, Coll. Essais, Paris, 1991, p.47-48.
(7) En référence à l’ouvrage de Georges Didi-Huberman, L’homme qui marchait dans la couleur, Ed. Minuit, Paris, 2001.
(8) Maurice Merleau-Ponty cite G. Charbonnier, Le Monologue du peintre, Paris, 1959, p.34, in Maurice Merleau-Ponty, Op. Cit., p.31.
(9) Paul Klee, Op. Cit., p.27.
(10) « Un lieu vide, mais dont le vide aurait été converti en marque d’une présence passée ou imminente. Un lieu porteur d’évidence, donc, ou d’évidance, comme on voudra. (…) Quelque chose que tenterait à sa façon, toute visualité monochrome : se donner, comme l’évidence apparaissante de la couleur de l’« évidance ». », Georges Didi-Huberman, Op. Cit., p. 20.
(11) Georges Didi-Huberman, Id., p.19.
(12) Paul Klee, Op. Cit., p.28.
(13) « A son entrée, l’air est froid, mais, à sa sortie, chaud, en raison de son contact avec la chaleur résidant dans cet organe (le cœur). », Aristote, De la vie et de la mort, II, 480b, trad. J. Tricot, Parva naturalia, Ed. Vrin, Paris, 1951, p.173, in Georges Didi-Huberman, Gestes d’air et de pierre. Corps, parole, souffle, image, Ed Minuit, Paris, 2005, p.38.
(14) Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Ed. Gallimard, Paris, 1964, p.195.

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