Frans Krajcberg ou les figures d’une migration, à travers les empreintes d’un paysage en mutation
Frans Krajcberg réalise en 1974 une série d’empreintes sur le sable humide de la plage d’où la mer s’est retirée (Nova Viçosa, Bahia, Brésil).
En interrogeant les replis du sol dans un geste d’épousement de la forme, en procédant à un échange de nature substantielle avec le milieu par contacts successifs de la matière, Krajcberg opère une déchirure de temps qui nous renvoie à la figure d’un paysage en prise avec ses mutations.
En capturant son reflet par la prise du plâtre qui servira de matrice à ses différents tirages sur papier japonais, il exhume l’enveloppe sensorielle du premier visage dont il capte, par fragments, des reflets déformés par les ombres portées, afin de nous donner à lire les figures d’une trans-migration.
Christine Enrègle, juin 2007
Les multiples migrations de Frans Krajcberg (1) à travers le monde, et en particulier le Brésil, l’amènent progressivement à fouiller la matière d’un sol d’où la mer s’est retirée, et à réaliser en 1974 une série d’empreintes sur le sable de la plage de Nova Viçosa (2).
Nous verrons comment, en interrogeant les replis du sol dans un geste d’épousement de la forme, en procédant à un échange de nature substantielle avec le milieu par contacts successifs de la matière, Krajcberg opère une déchirure de temps qui nous renvoie à la figure d’un paysage en prise avec ses mutations.
Krajcberg procède à la saisie des reliefs du paysage en faisant couler du plâtre liquide à l’intérieur d’un cadre en bois disposé sur le sable humide de la plage à marée basse. Dans ses pérégrinations, la figure de ses déplacements le conduit au moment propice, dans le sens d’un certain kairos (3), à désigner par son cadre la zone « méticuleusement découpée par le prêtre au moyen d’un bâton rituel que nul ne doit toucher » (4) : la prise du plâtre servira de matrice à l’expression de ses différents tirages sur papier japonais (5) (une dizaine) dont la matière, par contacts successifs, épouse les replis du sol.
La projection du plâtre entraîne un mouvement de bascule en deçà de la ligne d’horizon qui remonte et sort de son champ de vision pour disparaître de l’étendue qu’il embrassait de son regard : Krajcberg plonge dans le paysage pour en extraire de ses mains une image dont la multiplicité des tirages donne figure à sa chute engendrée par ce changement de niveau.
En travaillant cette couche de sable humide du dessous des mers, il révèle une certaine profondeur qu’il expose verticalement à la lumière rasante des projecteurs qui frise à la surface du papier sur lequel s’écrivent des ombres portées. La lumière semble ainsi ressaisir l’ombre du dessous comme une tarlatane vient retrousser l’encre de la plaque de métal gravée avant son impression – à l’image de cette eau salée exprimée par le sable mouillé dont le retour à la lumière manifeste une certaine épiphanie.
La suspension des pas de Krajcberg marque un moment d’arrêt dans ses déambulations, comme une rupture dans la lecture linéaire du temps qui semble basculer dans cette remontée en surface du souvenir du passage de l’eau dont la trace s’imprime en relief sur le papier. Cette irruption du passé dans le présent nous renvoie aux dessins du retrait d’une mer intérieure sur les dalles de pierre qui pavent les rues de certaines villes de l’époque coloniale (6).
En projetant du plâtre liquide sur du sable mouillé, Krajcberg répand de l’eau douce sur de la mer salée entre lesquelles se produisent des échanges de nature substantielle. En effectuant la fusion de l’eau, de la terre et du feu (7), il précipite l’instant du partage des eaux qui nous ramène au deuxième jour de la Genèse. Le réchauffement de la prise du plâtre libère l’humidité. Son évaporation relève d’une mutation dans laquelle l’eau passe de l’état liquide à celui gazeux, permettant la cristallisation de la forme qui porte l’empreinte de son passage.
En faisant, dans un geste de recueillement, l’expérience de ce milieu, en venant toucher du bout des doigts la profondeur originelle de ce qui se rapproche d’un limon primitif, aux confins de la terre et de la mer, Krajcberg se tient sur un seuil, celui qui dans le temps précède la mort. Cette forme de « descente vers l’indéterminé » (8) le conduit au bord d’un effondrement intérieur : en retirant le masque des replis du sol dont il tire le portrait, il opère une déchirure dans l’épaisseur du temps, pointant l’émergence d’une certaine origine que traduit le plus-que-passé (9) du passage de l’eau dont les déplacements modifient sans cesse la figure du paysage en prise avec ses mutations (10).
Krajcberg se penche au-dessus de la surface miroitante du sol comme sur le reflet de son propre visage qui emprunte un lieu de passage pour le retour des morts. Ses traits s’effacent au moment de la prise du plâtre. Son image s’absente avec l’évaporation de l’eau qu’elle accompagne dans son ascension (11) : elle expire comme l’âme au-devant du visage s’arrête où le souffle ne se fait plus sentir.
Et si l’âme peut être comparée à une terre salée (12), ces empreintes s’appliquent à lui donner un visage. Le papier posé humide sur la matrice en plâtre se rétracte en séchant pour se dégager de la forme qu’il retient. Dans un mouvement régrédient (13), par une sorte de contact (14) qui se produit à l’instant où la main se retire du travail en cours, Krajcberg exhume l’enveloppe sensorielle du premier visage (15) dont il capte, par fragments, des reflets déformés par les ombres portées.
Placées dans un certain face à face avec le spectateur, les empreintes suspendues aux murs de la salle d’exposition s’animent au bord de leur disparition afin de nous donner à lire les figures (16) d’une trans-migration : « Umbra, en latin, signifie à la fois l’ombre et le reflet, les deux formant image. » (17)
Christine Enrègle, juin 2007
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(1) Né à Kozienicé (Pologne) en 1921, mort à Rio de Janeiro (Brésil) en 2017.
(2) Etat de Bahia. Krajcberg qui a quitté définitivement la Pologne en 1945, s’y installe entre 1971 et 1975.
(3) Ce terme est d’abord utilisé en Grèce ancienne pour les courses de chars : il désigne l’art (essentiel) qui consiste à « saisir le kairos, de bondir au moment décisif », M. Detienne et J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Ed. Flammarion, Paris, 1974, p.197.
(4) Michel Serres, Les cinq sens, Ed. Grasset et Fasquelle, 1985, p.448.
(5) 100 x 70 cm.
(6) En particulier dans l’état de Minas Gerais.
(7) Cristallisé par la présence du sel et manifesté par la chaleur du plâtre.
(8) M. Blanchot, Le livre à venir, Ed. Gallimard, Coll. Folio Essai, Paris, 1959, p.169.
(9) « Pour accéder aux multiples temps stratifiés, aux survivances, aux longues durées du plus-que-passé mnésique, il faut le plus-que-présent d’un acte réminiscent : un choc, une déchirure de voile, une irruption ou apparition du temps, tout ce dont Proust et Benjamin ont si bien parlé sous l’espèce de la « mémoire involontaire ». » G. Didi-Huberman, Devant le temps, Ed. de Minuit, Paris, 2000, p.100.
(10) En provoquant, par la mutilation d’Ouranos, une déchirure dans la texture du monde, Chronos sépare le ciel noir de la terre qu’il recouvrait de son ombre.
(11) Migration.
(12) Si, comme nous le rappelle l’emploi du papier japonais, le sel est utilisé dans la vie courante nippone et dans les cérémonies shintoïstes pour ses vertus purificatrice et protectrice, les mystiques (judéo-chrétiens) comparent parfois l’âme à une terre salée.
(13) Nous empruntons cette expression à P. Fédida qui qualifie ainsi le mouvement de la parole à travers l’acte de nommer, in « Passé anachronique et présent réminiscent. Epos et puissance mémoriale du langage », L’Ecrit du temps, n°10, p.39.
(14) Que traduisent la saisie du plâtre comme celle de la forme.
(15) Ou « le visage des visages » qui est l’inoubliable. « Le mort en son visage » hante le souvenir de Krajcberg qui ne peut se dessaisir du visage de sa mère qu’il retrouve après qu’elle ait été pendue dans la prison de Radom (Pologne, 1945), le visage révulsé par la strangulation. Mais, comme aux autres membres de sa famille dont il ne retrouve pas les corps, il ne pourra lui faire de sépulture. D’après les propos de Krajcberg recueillis par C. Mollard et P. Lismonde, in Frans Krajcberg. La traversée du feu, Isthme éditions, Paris, 2005, p.27. Citations de P. Fédida, in « Le souffle indistinct de l’image », Le site de l’étranger. La situation psychanalytique, Ed. PUF, Paris, 1995.
(16) Dont les métamorphoses rappellent les termes d’une mutation.
(17) G. Didi-Huberman, Gestes d’air et de pierre. Corps, parole, souffle, image, Ed. de Minuit, 2005, p.82.