Les dessins choisis pour l’exposition Du Jardin tropical au fusain : le dessin au fil de ses métamorphoses II, seront en partie présentés au Musée national d’Histoire naturelle de Lisbonne en 2022. Ils ont été réalisés en 2021, lors de résidences artistiques effectuées au Jardin botanique d’Ajuda et au Jardin botanique de Lisbonne, à partir d’un arbre appelé Ficus Macrophylla.
Ils s’inscrivent dans le prolongement du travail effectué depuis 2018, lors d’autres résidences à Lisbonne, à partir des Ficus du Jardim da Estrela et de la Praça do Principe Real, et présenté en juillet 2020 lors de l’exposition Do jardim tropical ao carvão vegetal: o desenho na linha das metamorfoses, à la Société Nationale des Beaux-arts, à Lisbonne.
Réalisés au fusain sur de la toile de coton, ils mesurent environ 150 x 80 cm chacun. Certains peuvent également contenir des pigments d’oxyde de zinc mélangés à un liant acrylique. Leurs proportions, définies par les dimensions de la table sur laquelle je travaille, font référence à celles du corps humain. Suspendus à la verticale sur les murs de l’espace d’exposition, ils se présentent dans une sorte de face à face avec le spectateur, à l’intérieur d’un dispositif en miroir.
Ces deux jardins botaniques fondés à des époques et dans des contextes différents, s’inscrivent dans l’histoire du Portugal dont ils reflètent le passé colonial et les ambitions scientifiques. Notre approche, quant à elle, tend à mettre en évidence l’extraordinaire beauté du végétal et la fascination que celui-ci peut exercer sur chacun d’entre nous, réactivant des souvenirs d’enfance nourris par des contes et des légendes dans lesquels le végétal participe au merveilleux. Ce que nous retenons de cette histoire sont les échanges qui en résultent, dont le jardin constituerait la matrice vivante, évoluant en fonction de la nature – changeante – de ces échanges.
L’ailleurs (géographique et temporel) vers lequel nous propulse le jardin, dans un ici et maintenant, constitue pour nous un lieu propice à la remontée d’images enfouies, relatives aux souvenirs d’enfance, mais aussi à une mémoire qui ne nous appartient pas en propre et dont le rêve porterait la trace. Les dessins participent à ces échanges dont ils constituent les interstices, les intervalles de temps et d’espace, les pauses et les blancs, qui sont autant d’interfaces entre l’ici et l’ailleurs, entre la réalité et le rêve dont ils portent l’empreinte. Ils sont aussi l’expression d’un désir, celui de remonter à la source du rêve : ce faisant, ils en accompagnent le mouvement infini.
Réalisés sur de la toile de coton, ces dessins au fusain sont eux-mêmes constitués de matières végétales (coton tissé, bois calciné) modifiées par l’être humain. A ces échanges d’une autre nature – industrielle – se substituent des échanges de nature tactile, qui engagent le « corps de l’artiste au travail » dans une sorte de lutte avec la matière afin de la transformer et de réactiver la mémoire enfouie du végétal qu’elle contient, sa natura naturans, sa nature en train de se faire.
Laissées souples, ces toiles suspendues dans l’espace d’exposition s’apparentent davantage à du tissu susceptible d’envelopper les corps qui le traversent. Marquées par des auréoles formées par l’eau dont elles sont imprégnées en atelier, ces toiles portent également la trace du passage du fusain dont la matière est en partie absorbée par le support. Ainsi, ces dessins apparaissent comme le résidu d’un processus dont ils portent l’empreinte. Réceptacle de nos gestes déployés, matrice de notre corps qu’elle enveloppe par un jeu d’échanges tactiles, la toile porte en négatif la mémoire du « corps de l’artiste » qui s’absente et, ce faisant, offre au spectateur une image dédoublée, en miroir, de son propre corps.
Si notre intérêt se porte plus particulièrement sur le Ficus Macrophylla, originaire de la côte orientale australienne, c’est que celui-ci avait déjà retenu notre attention au Brésil lors d’un voyage d’études, une quinzaine d’années auparavant. S’il peut impressionner par ses dimensions et les formes qu’il déploie, il suscite également une certaine attraction et laisse libre cours à diverses interprétations.
Le processus de croissance de cet arbre est particulièrement remarquable. En effet, ses racines aériennes deviennent des troncs une fois qu’elles atteignent le sol. De ces troncs, se déploient de nouvelles branches. Sorte d’arbre-forêt, chaque individu est composé d’êtres multiples qui finissent par se rejoindre et se fondre, générant des formes à fort caractère organique. Ainsi, si ces formes se déploient de l’intérieur vers l’extérieur, elles semblent également procéder à une sorte de retour sur elles-mêmes, dans un mouvement double et continu, qui révèle autant qu’il cache et renferme un potentiel de croissance générateur de formes qui varient à l’infini.
Cet être multiple, en perpétuelle transformation, se laisse appréhender dans un état transitoire, qui porte l’empreinte de ce qui a été et de ce qui vient, façonné par son environnement qu’il modèle à son tour, dans un rapport d’échange tactile auquel ces dessins participent.
Son ombre fait de lui un lieu propice au repos, au sommeil et au rêve.
En lui, notre imaginaire prend racine, tendu vers un à-venir, incertain et vivant.
Christine Enrègle, novembre 2021